ENTRETIEN AVEC LA BIENHEUREUSE ANNE-MARIE JAVOUHEY
Les femmes ont été à l’honneur la semaine dernière dans le cadre de la journée mondiale du 8
mars. Nous en avons profité pour échanger avec l'une d'elles, Anne-Marie JAVOUHEY qui a bien voulu témoigner de sa vie de
femme et de fille du Père, désireuse de faire uniquement et partout sa Sainte
Volonté. Elle a passé quelques années de sa vie à Dagana, petite ville située au
bord du fleuve Sénégal près de la frontière mauritanienne, il y a 190 ans. Fondatrice de la Congrégation des sœurs de Saint-Joseph de
Cluny qui fêtera ses 205 ans le 12 mai prochain, elle a été béatifiée à Rome
le 15 octobre 1950. Elle nous parle de sa vocation survenue à l'âge de 17ans, de ses oeuvres dans cette région du Sénégal.
S. T : Anne-Marie JAVOUHEY, bonjour.
Anne-Marie JAVOUHEY : Bonjour Sandra et à tous les amis lecteurs.
S. T : Alors Anne-Marie,
entrons dans le vif du sujet, comment le Seigneur
vous a-t-il fait connaître votre mission si particulière ?
Anne-Marie JAVOUHEY : Lorsque je me suis
sentie appelée par le Seigneur, j’ai compris que sa volonté était que je
choisisse la vie religieuse pour instruire les pauvres et élever les orphelins.
J’ai tout de suite eu, d’une part une vie de prière intense en compagnie de mes
trois sœurs dans l’oratoire que notre père nous avait construit. D’autre part,
je parcourais les rue de Chamblanc, notre village, en invitant, tambour
battant, les enfants, filles ou garçons, à venir appendre à lire.
Quelle a été la réaction de votre père ?
Au début, cela le
mettait en colère car il préférait me voir travailler les champs plutôt que de
faire la classe à des enfants pauvres. D’autant plus que j’entraînais mes trois
sœurs dans cette aventure. Mais, je m’étais donnée à Dieu sans partage. Je
devais donc faire sa volonté en toutes choses, sans tenir compte de mes
inclinations. Les refus de mon cher père ne découragèrent pas.
Il aurait fallu m’arracher le cœur pour m’ôter le désir de la vie religieuse.
Tous mes désirs étaient d’accomplir la
volonté de mon père, mais il avait trop de religion pour vouloir que ce
soit au préjudice de celle de Dieu. Dieu m’avait fait la grâce de renoncer au
monde et j’étais prête à souffrir plutôt tous les tourments que la malice du
monde aurait pu inventer que d’y rentrer jamais.
Et par la grâce de
Dieu, votre curé a fini par convaincre ce cher Balthazar qui avait tant d’amour
pour vous.
Tout à fait. Avec
son accord, à l’âge de 21 ans, je suis partie à Besançon pour rejoindre une
petite communauté. Au début, je me sentais au Paradis, puis ce fut le grand
doute. Je ne me sentais pas à ma place. J’étais envahie par l’angoisse, je n’y
voyais plus rien et je suppliais le Seigneur de me dire ce qu’Il voulait de
moi. J’étais prête à tout pour Lui.
Et comment vous
a-t-Il répondu ?
Quelques jours plus
tard, à mon réveil, je crus voir autour de moi beaucoup de noirs et il me sembla
entendre la voix de Sainte Thérèse
d’Avila qui me disait : « Ce sont les enfants que Dieu te donne. Je
protégerai la communauté que tu vas fonder ».
Mais chose paradoxale, à l’époque,
vous n’aviez jamais vu encore d'africains.
Non. Et, je n’en
avais même jamais entendu parler.
Qu’avez-vous fait
ensuite ?
J’ai quitté la
communauté de Besançon. Quelques temps après, à l’âge de 23 ans, je suis entrée
dans un monastère de trappistines en Suisse. J’y ai effectué le noviciat, mais
je ne pouvais m’empêcher de penser aux africains et, là non plus, je ne me sentais
pas à ma place. Sur les conseils de mon directeur spirituel, j’ai quitté le
monastère pour que le projet de Dieu s’accomplisse dans ma vie.
Forte de vos
expériences de vie religieuse, vous avez continué à marcher sur la route de
la Sainteté que le Seigneur avait tracée
pour vous. Vous avez fondé, avec vos sœurs et vos compagnes la communauté des
« filles de Saint-Joseph » qui est ensuite devenue la Congrégation
des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Et vous vous êtes efforcée d’accomplir
votre mission auprès des pauvres et des
orphelins en France en attendant sagement que le Seigneur décide de vous
envoyer, enfin, annoncer l’Evangile aux extrémités de la Terre. Et un jour ce
fut l’éclosion d’une rose à mille pétales ! Les autorités françaises ont vu en vous un atout qui leur aurait
permis de réorganiser la présence française dans les colonies.
Effectivement, je
compris qu’enfin, mon vieux rêve s’accomplissait. Certes, la démarche des
autorités françaises était toute politique, mais je savais que notre congrégation
se consacrerait au bien physique et spirituel des populations. Je voulais leur
annoncer l’Evangile.
Et vous vouliez
tellement le faire que 5 ans après les premières missions de la Congrégation,
vous n’avez pas pu résister. Vous avez embarqué en cachette avec les
religieuses qui partaient pour le Sénégal.
C’est exact !
C’était le 1er février 1822. Avec la Restauration, la France avait
récupéré cette possession africaine, peu développée et en état d’abandon. En
janvier 1819, j’avais envoyé une communauté de 7 religieuses dont j’avais
confié la responsabilité à ma sœur Claudine (Mère Rosalie). L’installation fut
très dure. Il s’agissait de faire fonctionner un hôpital qu’elles ont
trouvé dans un état lamentable et qui plus est, dans une zone où il n’y avait
plus de prêtre. Les sœurs se sentaient spirituellement abandonnées. Cette
nouvelle fut pour moi une grande douleur et je pris la décision de venir juger
sur place les initiatives à prendre. Mère Rosalie est donc rentrée en France et
je l’ai remplacée.
Et vous n’aviez pas
peur d’un si long voyage en bateau qui a duré des mois ?
Les dangers de la
mer ne nous effrayaient point. L’espoir de faire le bien, de gagner quelques
âmes à la religion, de soulager les pauvres malades, soutenait notre courage au
milieu des plus grands périls.
Quelle a été votre
impression en arrivant dans ce pays ?
Je fus
éblouie !!! Je remerciais le bon Dieu de nous avoir conduites en Afrique.
Nous pouvions y faire du bien, et beaucoup, tant pour l’instruction de la
jeunesse que pour le soin des malades. J’éprouvais
un besoin extrême de travailler au bonheur des africains. Jusque là, on avait pris
si peu de moyens pour atteindre ce noble but. Je voulais faire avec tant de
choses !!!
Nous avons commencé par réorganiser les hôpitaux, le gouvernement nous a aidées
et nous avons même pu faire venir un prêtre.
Justement, le gouvernement avait grand espoir en votre
œuvre. Il vous a même confié un domaine agricole, ici à Dagana, en vous
demandant d’en faire un paradis !
Etant d’une famille
de paysans, j’ai tout de suite pensé que l’Afrique possédait une vocation
agricole. Dès l’année 1823, ici a Dagana, nous nous sommes donc attachées à
développer aussi bien l’étude des langues et de
l’arithmétique que l’acquisition de connaissances permettant de mettre
le pays en valeur. Nous avons cherché à mettre en valeur les terres par des
cultures diverses et l’élevage.
Mais dites-nous
Anne-Marie, vous n’avez vécu que deux
ans et demi en Afrique et malgré tout le travail que vous aviez au Sénégal, vous avez trouvé le temps d’aller
porter assistance à d’autres peuples. Ainsi, vous vous êtes rendue en Gambie où
vous avez réorganisé un hôpital. Vous y avez dû lutter contre le racisme, la
misère et les préjugés. Et vous avez même été appelée par le gouvernement
anglais pour réhabiliter un hôpital en Sierra-Léone.
En effet, cet
hôpital avait vraiment besoin d’être réorganisé. J’ai trouvé là de malheureux
français dans le plus triste état ; ils étaient parmi les malades de
toutes les nations. Ils me regardaient comme un ange qui leur avait sauvé la
vie.
Et ange, vous
l’étiez !!! Anne-Marie, parlons maintenant d’un autre ange. Durant ce
séjour, vous avez pu découvrir ce peuple et vous l’avez surtout aimé. Vous avez
aimé particulièrement Florence votre jeune esclave qui était plutôt une fille
pour vous. C’est même elle qui vous a soignée lorsque vous-même êtes tombée
malade. Racontez-nous.
C’était une esclave
peulhe née en Sénégambie. Elle avait servi quelques années dans la famille du
commissaire français de la marine. Mère Rosalie l’avait achetée et me l’avait
confiée. Elle avait une si jolie frimousse ! Etre esclave était vraiment
la pire des misères. Je lui ai promis
qu’avec moi elle ne serait jamais malheureuse. Je voulais lui apprendre à lire
et faire d’elle une personne libre et responsable. Elle m’a beaucoup aidé dans
ma mission, notamment pour la réorganisation de l’hôpital de Sierra-Léone. Et
elle m’a même sauvée la vie en me soignant par la méthode traditionnelle.
Lorsque je suis rentrée en France, je l’ai emmenée avec moi pour prouver aux
français que les africains étaient des personnes de valeur. Dans les ministères
où nous nous sommes rendues, on a constaté que Florence, sortie depuis de ans
seulement de l’esclavage, était une enfant accomplie qui pouvait en remontrer à
bien des blancs ! Elle avait des dons intellectuels et artistiques
évidents.
Revenons au Sénégal.
Vous vouliez évangéliser ce peuple, mais vous n’avez pas tenté d’imposer la
religion.
J’étais persuadée
que l’âme africaine était éprise de religion et je voulais évangéliser le Sénégal.
En devenant chrétien, ce pays aurait découvert les vertus morales qui lui
auraient permis de prendre en charge son destin. Mais, je ne voulais pas que ce
peuple se convertisse par convenance. D’ailleurs, quand certains d’entre eux
ont demandé le baptême, et même Florence, j’ai voulu attendre que leur foi soit
réellement fondée pour les accompagner dans cette démarche. J’ai même pensé
faire venir mon frère Pierre et sa femme, pour montrer aux noirs ce qu’était un
foyer croyant et nous aurions formé une vraie communauté chrétienne.
Et comment
avez-vous procédé ensuite ?
Le 31 octobre 1824,
à peine rentrée de mon séjour sur ce beau continent, je fis part au
Gouvernement de ma résolution à consacrer mon existence au soin d’un peuple abusé
et malheureux. Ce qui aurait dû lui faire du bien, la science et l’instruction,
lui avait fait le plus grand mal en le corrompant par des vices plus dangereux
que sa profonde ignorance. Il n’appartenait qu’à la religion de donner à ce
peuple des principes, des connaissances solides et sans danger, parce que ses
lois, ses dogmes réforment non seulement les vices grossiers et extérieurs,
mais changent le cœur et détruisent le mal dans sa racine.
L’Afrique avait
besoin de missionnaires intrépides et il fallait former des prêtres indigènes.
Vous n’avez pas
perdu de temps. Vous avez fondé le premier séminaire africain en France.
En effet, il
fallait former de jeunes africains à devenir chrétiens et même prêtres et
religieuses. Les professeurs n’étant pas disposés à se rendre en Afrique, nous
avons pris la décision de faire venir ces jeunes en France malgré les craintes
du gouverneur quant à un éventuel refus de rentrer chez eux après leur
formation. Dès 1825, nous avons fait venir à Bailleul 18 garçons et 13 filles.
Notre petit
séminaire faisait le bonheur et l’admiration de tous les sages, en même temps
que l’orgueil de leur pays. Nous tâchions de leur inspirer le zèle de faire
connaître la vraie religion à leurs compatriotes !
Et vous y êtes
arrivées !!!
Oui !!! 15 ans
plus tard, nous avons eu la joie de célébrer l’ordination sacerdotale de 3 d’entre
eux. Ce furent les premiers prêtres sénégalais !!!
Anne-Marie, notre
entretien touche à sa fin. Vous avez donné au Sénégal ses premiers prêtres et
aujourd’hui nous constatons que les prêtres d’Afrique sont les nouveaux
évangélisateurs de l’Europe. Ce sont les missionnaires de notre temps. Quel est
votre espérance pour le monde?
A vrai dire, je
crois que ma mission n’est pas terminée. J’ai passé ma vie sur terre à soulager
et à rendre libres des esclaves. Et encore aujourd’hui, dans le Ciel,
j’intercède auprès du Seigneur pour que les esclaves de ce temps soient libérés
et connaissent la véritable liberté qui n’est rien d’autre que de faire la
Sainte Volonté de Dieu.
Et bien Anne-Marie,
c’est sur ces mots pleins d’amour que nous nous quittons. Et c’est avec joie
que nous vous retrouverons bientôt pour mieux découvrir le secret de votre de
sainteté. Nous offrons aujourd’hui à nos blogueurs la prière demandant votre
canonisation en espérant vous appeler très vite Sainte Anne-Marie JAVOUHEY.
Merci et à bientôt.
Merci à vous Sandra
et merci à tous les lecteurs.
Prière pour demander la canonisation de la
Bienheureuse Anne-Marie JAVOUHEY :
Seigneur, notre Dieu,
Tu as donné à la Bienheureuse Anne-Marie de se consacrer
en tout à faire Ta Sainte Volonté, et de se tenir attentive à Tes appels en la
personne des plus pauvres de ses frères.
Fais que, dans l’Eglise de notre temps, nous poursuivions
avec élan l’œuvre que Tu lui as confiée.
A son intercession, exauce les prières que nous
t’adressons : (intention de prière)
Dans Ta bonté, accorde-nous la grâce de sa canonisation
pour Ta gloire et la venue de Ton Règne d’amour, de justice et de paix.
AMEN
(Imprimatur : Archevêché de Paris, 26 septembre
1988)
Sources :
Les ouvrages cités
ci-dessous ont été fournis par la communauté des Sœurs de Saint Joseph de Cluny
de Rome.
-
Découvrir Anne-Marie JAVOUHEY et
les Sœurs de Saint Joseph de Cluny.
-
Une grande missionnaire Anne-Marie
JAVOUHEY.
-
Anne-Marie JAVOUHEY et le journal
d’une femme, apôtre des terres lointaines.
Pour en savoir plus sur Anne-Marie JAVOUHEY :
-
Correspondances d’Anne-Marie
JAVOUHEY (4 volumes) – Editions du Cerf.
-
Anne-Marie JAVOUHEY – Agnès
RICHOMME – Editions Fleurus coll. Belles histoires, belles vies.