lundi 24 janvier 2011

Points d’ancrage culturels, le coup de génie des stoïciens sur le destin


C’est le stoïcisme qui va arracher définitivement au mythe le destin pour l’élever au rang de concept philosophique. Les pères du Portique, Zénon de Cittium et surtout Chrysippe de Tarse, érudit incontestable de son temps, dialecticien hors pair et auteur prolixe, vont constituer, à travers leurs œuvres, le destin en problème central de la philosophie. Ils sont à l’origine des Traité du destin promis à un bel avenir, vu le nombre d’auteurs qui en ont écrit. Comme tous les autres systèmes, à l’exception bien entendu de l’épicurisme, les stoïciens reconnaissent l’existence du destin. Mais ils vont plus loin en en fournissant les preuves rationnelles. Mieux, ils ont affirmé l’universalisation du concept : « Tout ce qui arrive, arrive par le destin » (1) dit Chrysippe dans le Traité du destin de Cicéron.

Si tout arrive par le destin, tout est donc déjà écrit et, par conséquent, l’effort humain est inutile. Nos investigations nous ont permis de comprendre la réponse des stoïciens à cet épineux problème, à travers Chrysippe qui a montré que le déterminisme universel du destin n’exclut pas l’action humaine à partir de la notion des faits con-fatals. Ce célèbre passage de Chrysippe explique bien la notion de faits con-fatals : « Il y a en réalité des assertions isolées et des assertions liées ensemble. Voici une assertion isolée : « Socrate mourra tel jour » ; qu’il ait fait telle chose ou qu’il ne l’ait pas faite, le jour de sa mort est déterminé. Mais si le Destin porte qu’Œdipe naîtra de Laïus, on ne pourra dire : « soit que Laïus ait eu des rapports avec une femme, soit qu’il n’en ait pas eu » ; car l’événement est lié et « con-fatal » ; ainsi le nomme –t-il ; car le Destin porte et que Laïus aura des rapports avec sa femme et qu’il procréera Œdipe … « Que tu aies appelé ou non un médecin, tu guériras », c’est là un sophisme ; car il est autant dans ton Destin d’appeler un médecin que de guérir ; ce sont des choses, je l’ai dit, que Chrysippe appelle con-fatales. » (2)

Ce dernier a aussi distingué les causes auxiliaires (représentations sensibles, données existentielles) et les causes parfaites, (les jugements de l’homme), illustrées par l’analogie du cylindre et du cône. « Chrysippe revient à son cylindre et à son cône qui ne peuvent commencer à se mouvoir s’ils ne sont poussés ; mais, l’impulsion donnée, c’est, pour le reste, par sa propre nature que le cylindre roule et que le cône tourne. De même, dit-il, que, en poussant le cylindre, on lui a fait commencer son mouvement, mais on ne lui a pas donné la propriété de rouler, de même la représentation imprimera, certes, et marquera sa forme dans l’âme, mais notre assentiment sera en notre pouvoir ; poussé de l’extérieur, comme on l’a dit du cylindre, il se mouvra par sa force propre et par sa nature. » (3) Ce sont les causes parfaites qui déterminent l’action ou la réaction humaine ; d’où l’absolue responsabilité de l’homme. Le déterminisme universel des stoïciens diffère fondamentalement du nécessitarisme comme du fatalisme au sens commun du terme. Et c’est en ce sens qu’il sauvegarde la liberté de l’homme à travers l’exercice de ses jugements, la possibilité de marquer des progrès sur le plan moral, le consentement au destin qui n’a pas de commune mesure avec une quelconque passivité : « Ne demande pas que ce qui arrive, arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux » (4) résumera Epictète. Et enfin, nous avons l’impassibilité qui résume les vertus. Cette prise de position pour la responsabilité et la liberté humaines des stoïciens trouvera un écho favorable tout au long de l’histoire de la pensée surtout avec les courants existentialistes.


(1) CICERON, Traité du destin, X, 21.
(2) CICERON, Traité du destin, XII, 28-29
(3) CICERON, Op. cit., XVIII, 42, - XIX, 43
(4) EPICTETE, Manuel, VIII.

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